05/07/2012

Back to the future : comment la crise renvoie l'Espagne 50 ans en arrière...

Appelons le J. 
J. a 41 ans, il vient d'arriver à Bruxelles en ce début de mois de juillet 2012, gare du midi, par autocar depuis Oviedo, dans le Nord de l'Espagne.
Après 24 heures de route, les pauses-café sur les aires d'autoroute et la chaleur moite du car, J. a faim, et surtout envie d'une douche. On l'attend. Son ami X. est là et prend sa valise, lui demande comment s'est passé le voyage, s'ils ont eu de la pluie... 
- "Et comment va ta mère ? Et ton petit frère ?"
- "Bon, c'est pas tout ça, mais j'ai un boulot à chercher, on m'a dit qu'il y a du travail pour moi à Bruxelles... On y va ?"


Au début des années soixante, cette histoire aurait pu être la mienne. Ou plutôt celle de mes parents. D'ailleurs, elle y ressemble étrangement... Sauf qu'à l'époque, les immigrants espagnols n'avaient pour la plupart aucune formation ou d'études. Ils fuyaient l'Espagne encore franquiste, mais déjà tournée vers le monde, ses touristes et leurs dollars, à la recherche d'un meilleur lendemain. Ici on gagnait en une semaine ce qu'on gagnait en 3 mois là-bas. Le rêve de la richesse rapidement accumulée et du retour au pays  en héros était facile à vendre... La suite fut moins rose. Salaires plus élevés, mais coût de la vie également. Arrivée des enfants, école, études à payer. Ceux venus "pour quelques mois" y sont restés de longues années.
Mais de cette génération, beaucoup on refait le chemin à l'envers. Profitant du boom économique des années 80-90 et de la démocratisation du pays, des familles entières sont reparties au pays. C'est le cas de J. Né et élevé en Belgique jusqu'à l'âge de 10 ans, et reparti terminer sa jeunesse et démarrer sa vie d'homme en Espagne.
Mais J. n'a plus de travail, plus d'avenir, plus d'illusions... Alors, près d'un demi siècle après ses parents, le voilà à son tour, émigrant...


L'Espagne vient de gagner l'Euro-2012 et de fêter comme il se doit ses "héros" du ballon rond, qui lui permettent de s'évader un peu d'un quotidien bien terne, malgré ce sens permanent de la fête tout latin... Habillés de rouge et sourires altiers, les joueurs de la "Roja" sont heureux. De leur exploit sportif, certes mais aussi, d'avoir pu apporter un peu de bonheur et d'oubli à une population meurtrie par 4 années de crise (bancaire et immobilière d'abord, économique à présent). Ils ont même fait l'impasse sur leurs primes de matches, bien conscients du côté purement symbolique de la chose - vu leurs salaires démesurés -, mais en communion avec une population dont ils ne méconnaissent pas nécessairement les difficultés. Villa, issu d'un village minier des Asturies, sait ce que souffrir et travailler a pu signifier pour sa famille, idem pour Ramos venu de son Andalousie natale ou Torres, né dans la banlieue populaire de Madrid. Et singulièrement, pour une jeunesse laissée à l'abandon, qu'on a surnommé la "generación perdída", la génération perdue.


Aujourd'hui, 50 % des 15-24 ans sont au chômage, 23% sur l'ensemble de la population. Ce n'est pas un problème nécessairement lié à la formation : de très nombreux universitaires ne trouvent aujourd'hui plus aucun emploi... 19 % des diplômés de 19 à 25 ans sont sans emploi. Dans les villes et les villages, trouver un doctorant en Physique aux caisses d'un supermarché est devenu très courant... Les débouchés n'existent tout simplement plus. On estime ainsi à près de 500.000 jeunes le potentiel de jeunes sans emploi, mais formés, dans les secteurs de l'hôtellerie, le tourisme, la restauration, l'enseignement et l'ingénierie.
A tel point que des milliers de jeunes espagnols ont décidé de quitter le pays, eux aussi, 50 ans plus tard, pour aller voir ailleurs si la vie n'est pas plus facile... 
Au cours des douze derniers mois, on estime ainsi à 110.000 le nombre de jeunes de moins de 25 ans ayant immigré.
Entre 2009 et 2012, le nombre d'Espagnols à l'étranger a crû de 20 %.


Cette situation a poussé, comme leurs grands-parents avant eux, des milliers d'entre eux sur les routes d'Europe (Royaume-Uni, Allemagne, France, Belgique,...) et d'ailleurs (Etats-Unis, Amérique Latine). Cette jeunesse qui s'enfuit, c'est aussi l'avenir même de l'économie espagnole qui s'évapore...


On n'oubliera pas de rappeler que la crise en Espagne est avant tout une crise immobilière (bulle spéculative ayant poussé des promoteurs à construire à tout va dans les années 1990-2000), à l'origine d'une crise bancaire (augmentation des défauts de paiement, renflouement des trésoreries fragilisées de plusieurs banques ayant prêté à risque) qui aboutit aujourd'hui à une crise économique sans précédents (diminution des prêts octroyés, ralentissement des investissements, restructurations et chômage...). Si on rajoute à cela les attaques des marchés sur l'Euro, le cocktail est détonnant pour un pays qui faisait il y a encore 5 ans office de bon élève de la classe au sein de l'Union Européenne.
En ce sens, cette crise diffère fondamentalement de la crise grecque, où les finances et la gestion publiques sont à l'origine de la crise  (le taux d'endettement public en Espagne est ainsi très largement inférieur à de nombreux pays de l'UE et comparable... à celui de l'Allemagne...). Mais c'est bien là la seule différence. Toutes les crises laissent au bord du chemin des victimes non consentantes. Et que ce soit à Athènes ou à Madrid, le sang qui coule dans les veines de cette jeunesse sacrifiée a la même couleur... Celle de l'amertume.